Le souvenir de l’avenir

Couverture Surrealismo siglo 21

 

Nous sommes le 31 décembre 1957. Il est 22 heures. Un coursier sonne à la porte de Maurice et Claude Hersaint, alors qu’ils sont sur le départ pour prendre un train de nuit. À cette heure tardive et à leur grande surprise, le coursier leur remet, de la part d’Óscar Domínguez, un petit paquet contenant un dessin encadré[1]. Le dessin représente une femme nue aux gros seins et à tête d’oiseau, avec une fleur à la main et une feuille au bec. Cette sorte de faune de la Saint Sylvestre est dédié en ces termes au collectionneur Maurice Hersaint : « pour mon très cher Hersa[i]nt avec le souvenir de l’avenir / Domínguez ». Domínguez qui a crayonné ces mots le 31 décembre 1957, quelques heures avant de se donner la mort, n’a fait que constater, au tournant de l’année nouvelle, et avec un certain humour, que l’avenir n’était plus pour lui qu’un souvenir. Rivalisant avec l’humour d’un Jean-François Lacenaire en marche vers la guillotine, le peintre canarien a ainsi renoué avec l’esprit de son ex-ami André Breton dont il avait réalisé jadis la couverture du tirage de tête de l’Anthologie de l’humour noir. Mais si l’expression « le souvenir de l’avenir » a pu paraître ironique et terrible à l’homme Domínguez se préparant au suicide, la formule était néanmoins familière au peintre natif de Tenerife, qui ne pouvait pas ne pas se souvenir de deux de ses œuvres majeures de 1938, à savoir, le dessin Le Souvenir de l’avenir publié dans le recueil Trajectoire du rêve, et la toile Souvenir de l’avenir, une des premières manifestations de sa peinture lithochronique.

Le dessin et la toile

Examinons d’abord le dessin Le Souvenir de l’avenir. Tandis qu’un cygne se profile à l’horizon, on découvre au premier plan une sorte de meuble incurvé et oblong, surmonté d’un phonographe à pavillon et servant de piédestal à une créature mi-femme mi-cygne, dont la robe épouse exactement la forme d’un pavillon de gramophone. Or si nous combinons en pensée d’une part le phonographe à pavillon et d’autre part la créature féminine à la robe évasée d’où émergent d’un côté deux pieds cambrés et de l’autre un bras coudé, on obtient très exactement le fameux objet de Domínguez intitulé Jamais représentant les pieds chaussés de talons aiguilles d’une femme happée par un pavillon de gramophone et dont une main néanmoins ressort par le conduit étroit du pavillon pour remplir la fonction d’un bras de phonographe frôlant les seins et le ventre d’un plateau en rotation.

Proposons une lecture sonore du dessin et de l’objet. Commençons par le dessin, où coexistent un phonographe en état de marche et une femme-cygne en position de danseuse. Ne pourrait-on pas dire, vu le cygne au fond du dessin, qu’est mis en scène ici le fabuleux chant du cygne, du doux et merveilleux chant que le cygne ferait entendre avant de mourir ? Le titre du dessin, Le Souvenir de l’avenir, aurait alors un sens prémonitoire. Il annoncerait la mort imminente de la ballerine ou de la femme-cygne. Mais dès que l’on passe à l’objet, il n’y a plus de doute, la mort est à l’œuvre. La femme aux talons aiguilles est bel et bien absorbée par le pavillon du gramophone. Comme elle fait corps avec l’instrument, on peut à nouveau parler de chant du cygne. N’est-ce pas, pour Domínguez, mais aussi pour nous, qu’un phonographe fait entendre, ou fait même vibrer, les accents de la vie, dans les sillons de la mort ? Quant au titre de l’objet, Jamais, il a beau sonner comme un refus de la mort, il finit par désigner ce que précisément il veut dénier, c’est-à-dire l’instance de la mort emportant ou ravissant la frêle et exquise danseuse.

En cette même année 1938, où l’objet Jamais est présenté à l’exposition internationale du surréalisme de la galerie des Beaux-Arts et où le dessin Le Souvenir de l’avenir paraît dans le recueil Trajectoire du rêve d’André Breton, Domínguez peint Souvenir de l’avenir, un de ses premiers tableaux lithochroniques. Le dessin et la toile ont beau avoir le même titre, ils n’ont pas le même motif. En effet, nulle trace de personnage da ns la toile Souvenir de l’avenir, hormis une machine à écrire aux touches échevelées, modeste artefact perdu dans un vaste paysage minéral où les plissements géologiques du relief le disputent à d’infranchissables failles. Quand il peint cette toile, Óscar Domínguez commence à prendre conscience de la minéralisation du temps, du concept de peinture ou de sculpture lithochronique qu’il développera bientôt avec Ernesto Sábato. Le titre du tableau, Souvenir de l’avenir, témoigne que le peintre né à La Laguna a la ferme intention de batailler avec le temps. Mais tandis que le dessin Le Souvenir de l’avenir et l’objet Jamais, qui en est l’illustration concrète, magnifiaient l’image onirique du chant du cygne ou de la femme qui disparaît, la toile Souvenir de l’avenir qui met à nu les strates géologiques du relief et pétrifie même un nuage, entend moins figurer le temps par une image fulgurante qu’embrasser sa notion et en indiquer les linéaments. Mais, dans le paysage minéral et désolé du tableau, la petite machine à écrire aux touches déglinguées ne passe pas inaperçue. On découvre en effet, et cela pourrait nous faire remonter jusqu’aux futuristes, que la machine à écrire comme le phonographe sont des capteurs ou des intercesseurs du temps. Il semblerait, par exemple, que la feuille de papier enroulée sur la machine à écrire de Souvenir de l’avenir pourrait comporter quelque message dactylographié et pourquoi pas quelque confession à portée testamentaire.

Le souvenir du futur

En 1938, il y a un avis de tempête pour Domínguez. La guerre en Espagne le tient plus que jamais éloigné de Tenerife. Il a une grande part de responsabilité dans l’accident qui vaut à Victor Brauner la perte d’un œil. Et, bien entendu, les menaces de déflagration qui pèsent sur l’Europe n’ont aucune raison d’épargner la France. Tout cela contribue à une interrogation ardente sur le passé, le présent et le futur. Mais comment expliquer, plus précisément, que Domínguez  ait fait sienne l’expression « souvenir de l’avenir » ? En fait, le fameux rêve d’André Breton du 7 février 1937 où le peintre de Tenerife fait surgir de sa toile des lions fellateurs peut nous mettre sur la piste. En effet, quand le peintre de La Laguna anime d’abord sa toile en nouant des arbres, qu’il transforme ensuite en lions fellateurs, pour faire jaillir enfin une aurore boréale, il produit certes du mouvement, mais, mieux encore, il réalise, tel un cinéaste, l’équivalent d’une durée filmique. Pour tout dire, Breton découvre en Domínguez un peintre du temps, et qui plus est, un peintre orgiaque et cosmique. Et comme de surcroît, Breton accorde au rêve, tout au moins sur le plan théorique, une valeur prémonitoire, on peut penser que cela engage Domínguez, en particulier aux yeux de Breton, à devenir un voyant du temps.

Mais que Domínguez devienne un guetteur ou un voyant du temps, cela n’a rien d’étonnant, si l’on songe que le surréalisme ne poursuit rien d’autre que le hasard objectif ou la magnétisation des durées. À cet égard, il faut examiner de près le frontispice de l’édition de 1927 de l’Introduction au discours sur le peu de réalité, un frontispice reproduisant une page autographe d’André Breton. Durant l’hiver 1924-1925, l’auteur de l’Introduction au discours sur le peu de réalité avait jeté sur le papier les concepts philosophiques de ce qu’il faut bien appeler le temps sans fil surréaliste. Or, en bas de cette page manuscrite, qui tient à la fois du plan et du brouillon, on voit apparaître l’expression « Le souvenir du futur », qui est l’équivalent exact de la formule « Le souvenir de l’avenir », que Domínguez utilisera à deux reprises en 1938.

L’important n’est pas de savoir si, oui ou non, Breton a soufflé à Domínguez le titre Le Souvenir de l’avenir, mais de constater qu’il y a de la part de Domínguez comme de Breton un véritable attrait pour la notion de temps. Dès lors, il faut se pencher sérieusement sur la partie du frontispice où figure l’expression « Le souvenir du futur », une formulation que Breton a d’ailleurs tenu à souligner. Voyons la première phrase de ce qu’il faut désigner comme la quatrième partie du frontispice. Cette phrase est composée d’un énoncé suivi d’une parenthèse : « Je me souviens (la part de ce que l’on m’on accordera que j’invente dans ce dont je me souviens) ». On le voit, pour André Breton, la mémoire est sujette à caution. Il y a dans la remémoration du passé une part qui est authentique, véridique ou fidèle, mais il y a aussi une part de pure fabulation dans les souvenirs, comme si l’imagination s’invitait au festin des événements passés ou révolus.

C’est donc après avoir noté cette phrase sur le souvenir proprement dit, un souvenir qui est autant une imagination du passé qu’une mémoire du passé, que Breton lui adjoint l’expression audacieuse de « souvenir du futur ». Une expression audacieuse, qui résulte d’une simple symétrie dans la pensée de Breton. En effet, de même que l’imagination vient troubler l’évocation du passé, la mémoire à son tour vient hanter les contrées du futur. Dès lors, Breton est à même de distinguer les trois types d’anticipations qui incarnent à merveille le souvenir du futur, à savoir, les promesses, les prophéties et les antécédents.

  1. En qui concerne les promesses, Breton affirme qu’elles seront « tenues ou non », tout en ajoutant, dans une parenthèse, qu’elles seront « (forcément tenues) ». Dans quelle mesure sommes-nous amenés à tenir nos promesses ? Sous quel angle aborder les promesses ? Faut-il y voir des engagements moraux ou des vecteurs du temps ? Et surtout, que veut dire Breton, quand il écrit que les promesses seront forcément tenues ? À notre sens, Breton suggère que l’enjeu de la promesse n’est pas moral mais temporel. Je ne tiens pas ma promesse par devoir ou par obligation. Je tiens ma promesse parce que ma mémoire anticipatrice fait de la promesse un souvenir déjà inscrit dans le devenir, bref un souvenir du futur. Une vraie promesse n’est pas faite en l’air. C’est le premier exercice d’une création patiente ou continuée.
  2.  En ce qui concerne les prophéties, Breton note : « Les prophéties réalisées ou non », suivi de la parenthèse : « (forcément réalisées) ». Une fois de plus, qu’est-ce qui incline André Breton à déclarer que les prophéties seront « forcément réalisées », alors qu’il sait pertinemment que nombre de prophéties ont été démenties ? À ses yeux, les prophéties se réaliseront nécessairement, non en raison d’une prescience ou d’une excellence dans la prévision mais en vertu d’une voyance ou d’un souvenir de l’avenir. La prophétie est le deuxième cas de figure de l’intuition d’une durée.
  3. Enfin, pour ce qui est des antécédents, Breton couche sur le papier cet énoncé purement nietzschéen : « Les antécédents, ce qui m’annonce et ce que j’annonce. » Le concept de souvenir du futur prend ici son plein essor. De même qu’il y avait des prédécesseurs attendant la venue d’André Breton et comptant sur lui, Breton a lui-même des successeurs et non des disciples, déjà inscrits sur les tablettes du futur. Comment dire ? D’un côté, on songe à Spinoza et à Diderot, car ce qui advient, dans la série des antécédents et des conséquents, c’est la persévération ou la perpétuation fatale d’un désir, et d’un autre côté on pense à Bergson et à Nietzsche, car ce qui survenait hier et retentira demain, c’est l’intuition d’une durée ou la création intempestive d’une flopée d’événements.

Il nous faut mentionner maintenant la dernière ligne du frontispice, qui s’inscrit juste après les énoncés relatifs au souvenir du futur. Breton conclut par ces deux formules : « Négation de la mort. L’insuffisance religieuse. » Remarquons d’abord que Breton, en prônant la négation de la mort, ne fait que se conformer au sixième et dernier secret de l’art magique surréaliste, révélé peu auparavant dans le Manifeste du surréalisme et qui a pour titre « Contre la mort ». À elles seules, les expressions « Négation de la mort » du frontispice et « Contre la mort » du Manifeste du surréalisme, nous font sentir que la pensée surréaliste est une spéculation sur le temps qui n’est pas arrimée à la mort, contrairement à la pensée de Pascal et de Kierkegaard ou celle à venir de Heidegger. Il y a néanmoins une mort qui taraude les surréalistes, c’est le suicide, c’est la mort volontaire. Elle fait d’ailleurs l’objet, exactement à l’époque qui nous occupe, d’une enquête dans La Révolution surréaliste : « Le suicide est-il une solution ? ».

Remarquons ensuite, mais fort brièvement, d’une part, que le sixième secret de l’art magique surréaliste intitulé « Contre la mort » sera suivi en 1936 d’un septième secret qu’André Breton consacrera à la « décalcomanie sans objet préconçu » inventée par Domínguez, septième secret qu’il intitulera : « Pour ouvrir à volonté sa fenêtre sur les plus beaux paysages du monde et d’ailleurs », et d’autre part que le « Contre la mort » du Manifeste du surréalisme est inséparable du frontispice de l’Introduction au discours sur le peu de réalité.

Relisons le début de « Contre la mort » : « Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. Il gantera votre main, y ensevelissant l’M profond par lequel commence le mot Mémoire. » Il s’agit ici, non pas d’ignorer la mort mais de la subvertir. L’art magique surréaliste préconise d’enfiler un gant pour se garder de la mort et y enfouir la mémoire. Cette main surréaliste, qui n’est pas une main amie de la mort, c’est la main rouge de L’Énigme de la fatalité, le tableau triangulaire de Giorgio de Chirico acquis par André Breton[2]. Ou bien, dans le Destin du poète, autre toile de Chirico, c’est la main noire surplombant un livre et un œuf. Mieux encore, dans Le Chant de l’amour, c’est le gant en caoutchouc rose, un gant de sage-femme, qui autorise Giorgio de Chirico à célébrer sa propre naissance. En somme, quand un surréaliste prend en main son destin, il coffre sa mémoire et délivre son imagination.  Il peut ouvrir ainsi la voie aux souvenirs du futur.

Si l’on n’était pas convaincu que Breton invoque la peinture métaphysique de Chirico pour mieux affronter la fatalité et la mort, il suffirait de lire la suite du sixième secret de l’art magique surréaliste : « Ne manquez pas de prendre d’heureuses dispositions testamentaires : je demande pour ma part, à être conduit au cimetière dans une voiture de déménagement. » Que dire d’autre, sinon que Breton songe à la voiture jaune de déménagement que Chirico a peinte dans L’Angoisse du départ ou dans L’Énigme d’une journée ou encore dans Mystère et mélancolie d’une rue. En fait, Giorgio de Chirico, qui était hanté par le séjour et l’effondrement de Nietzsche à Turin, a fait de la peinture un art de divination, un art hallucinatoire requérant tantôt un gant chirurgical tantôt une voiture de déménagement.

Citons enfin la seconde disposition testamentaire : « Que mes amis détruisent jusqu’au dernier exemplaire l’édition du Discours sur le peu de réalité. » Voilà un cas emblématique de souvenir du futur. Alors que Breton publie, en mars 1925 puis en juin 1927, l’Introduction au discours sur le peu de réalité, il n’écrira pourtant pas le Discours sur le peu de réalité, dont il a annoncé la parution[3], mais dont il a aussi prévu l’annihilation de l’édition. Breton a-t-il sabordé l’écriture du Discours sur le peu de réalité pour annuler la disposition testamentaire sur la destruction de l’édition, ou tout au contraire, s’est-il abstenu d’écrire l’ouvrage, procédant ainsi à son effacement et facilitant à coup sûr la disposition testamentaire ? Dans les deux cas, il y a un retentissement dans le futur du projet initial de destruction. C’est cela même un souvenir du futur. Le Discours sur le peu de réalité, comme son titre l’indique, est un livre mort-né que Breton, à sa mort, a emporté dans une voiture de déménagement.

Marie-Louise, la suicidée

Récapitulons notre parcours. Avant de se suicider, Óscar Domínguez a dessiné une sorte d’autoportrait mi-femme mi-faune. Un dessin dédié à Maurice Hersaint et portant comme mention : « avec le souvenir de l’avenir ». Or en 1937-1938, Domínguez avait conçu l’objet surréaliste Jamais montrant une femme plongeant dans un pavillon de gramophone et un dessin apparenté intitulé Le Souvenir de l’avenir, à quoi venait s’ajouter la toile Souvenir de l’avenir dont la préoccupation lithochronique était patente. Il nous a alors semblé bon de rappeler que vers 1925 Breton avait analysé le concept de « souvenir du futur » dans une page autographe servant de frontispice à l’Introduction au discours sur le peu de réalité. Et nous avons pu évoquer à cette occasion deux dispositions testamentaires d’André Breton. Il nous faut à présent mettre sur le tapis un dessin de Domínguez de 1942, qu’il faut bien appeler La Suicidée[4]. Le dessin est dédié à Gilbert Senecaut, un poète belge qui publie, la même année, sa première plaquette intitulée L’Érection expérimentale[5] : « Pour Senecaut / Souvenir de / Domínguez / Paris 42 ».

Au premier plan et comme prise en plongée par une caméra, se tient  en équilibre instable sur le rebord d’un toit de terrasse une femme nue aux seins multiples. L’inscription « LA SUICIDÉE » tracée sur le pignon de l’immeuble attenant, ainsi qu’une flèche préfigurant le sens de la chute, ne nous cèle rien sur le sort de cette femme qui ne manquera pas de choir, deux étages plus bas, sur le pavé de la rue. Cette représentation d’une suicidée dans un dessin de Domínguez pourrait paraître fortuite si le peintre canarien n’avait justement mentionné le suicide d’une femme à la fin de « La pétrification du temps », dont la publication est contemporaine du dessin. Relisons le dernier paragraphe du texte fondateur de la peinture ou de la sculpture lithochronique : « Le hasard objectif sera un élément très important dans le choix des éléments à superposer. Les étranges langoustes empaillées, les fossiles, les coquillages, les éléphants bourrés de crins, etc. attendent avec la plus vive angoisse que les mains du poète viennent les livrer à l’espace, cet espace où Marie-Louise a laissé à tout jamais la surface lithochronique authentiquement convulsive de son suicide, le jour où elle se jeta dans le vide du dernier étage de la grande tour[6]. » Il n’y a pas de doute, le dessin La Suicidée semble vouloir illustrer le suicide de Marie-Louise se jetant dans le vide depuis la terrasse d’une maison ou du haut d’une tour[7].

On est tenté de lire ces lignes conclusives, concrètes et abruptes, sur la démarche lithochronique de deux façons. Ou bien le procédé lithochronique exige que le poète, le peintre ou le sculpteur projette un objet, par exemple des langoustes empaillées, dans le vide de la rue, du haut d’une fenêtre jusqu’au bas de l’immeuble, dans cet espace marqué à jamais par le suicide de Marie-Louise[8]. Ou bien, si le terme de Marie-Louise désignait plutôt cette large bordure en carton utilisée par les encadreurs pour un dessin ou une gouache, alors la Marie-Louise serait la surface lithochronique par excellence, cette surface enveloppante où viendraient s’abîmer ou mourir les créatures les plus vivantes comme les objets les plus surannés.

En fait, c’est dans le n° 10 de Minotaure, daté « Hiver 1937 », que Domínguez a découvert un bois de Posada intitulé Marie-Louise, la suicidée, le graveur mexicain ayant saisi au vol, dans un décor de cathédrale monumentale, la frêle silhouette d’une femme plongeant dans le vide. La gravure de Posada, La Suicida María-Luisa, relate le suicide de Sofía Ahumada, une jeune ouvrière de vingt ans, nerveuse et suicidaire, qui dans la matinée du 31 mai 1899, se précipita dans le vide du haut d’une tour de la cathédrale de Mexico, juste après une courte dispute avec son fiancé Bonifacio Martínez, l’horloger de la cathédrale. Le suicide a suffisamment marqué les esprits pour susciter une complainte populaire :

Ya Sofía Ahumada murió,

Volando de Catedral;

¡Qué momento tan fatal;

La infelix se suicidó!

L’étonnant est que le prénom de María-Luisa qui légende le bois gravé de Posada semble avoir été emprunté à un autre suicide survenu aussi à Mexico, mais dans la matinée du 4 décembre 1909. María-Luisa Nocker, une jeune fille de quinze ans, après avoir passé une nuit à l’hôtel avec Rodolfo Gaona, un célèbre toréador, se suicida d’une balle de revolver en rentrant à son domicile.

Notre propos n’est pas tant de repérer les signes précurseurs du suicide de Domínguez, que de découvrir ce qui se passe entre le peintre qui a conçu l’objet Jamais, les deux versions du Souvenir de l’avenir et le dessin La Suicidée, et le poète André Breton qui a eu recours aux concepts de « souvenir du futur » et de hasard objectif. Il existe entre eux une vraie complicité, intellectuelle et affective. Quand le 7 février 1937 Breton rêve de Domínguez en train de peindre, il en fait un démiurge de la peinture animée, à la fois le dessinateur de vues hallucinatoires et l’opérateur de plans ou de durées filmiques. Dans le rêve de Breton, Domínguez, l’inventeur de la décalcomanie sans objet préconçu, se révèle être en possession d’un nouveau procédé automatique enchaînant sur la toile des plans et des événements. Somme toute, serait en germe dès cette date le projet lithochronique, qui irait comme un gant au peintre et à la personnalité d’Óscar Domínguez.

Dans la nuit du 27 au 28 août 1938, Óscar Domínguez est à l’origine de la blessure accidentelle qui vaut à Victor Brauner la perte de l’œil gauche. Dans « L’œil du peintre », une étude détaillée publiée dans la dernière livraison de Minotaure, Pierre Mabille rapportera cette énucléation à une série de tableaux prémonitoires peints par Victor Brauner. Même si Mabille n’utilise pas explicitement le concept de Breton, les toiles invoquées apparaissent comme autant de « souvenirs du futur ». Parmi ces toiles, il faudrait d’ailleurs faire un sort à Paysage méditerranéen de 1932, où un personnage masculin a l’œil percé par une tige surmontée de la lettre D, qui est précisément l’initiale de Domínguez. De surcroît, si l’on voulait établir une parenté entre les tableaux prémonitoires de Brauner et la peinture lithochronique de Domínguez, il suffirait de remarquer que la peintre canarien  a choisi d’illustrer son texte « La pétrification du temps » avec L’Estocade lithochronique, un tableau où l’épée fichée dans la nuque du taureau se signale par une poignée écarlate épousant la forme de la lettre D, et pour que personne ne s’y trompe, Domínguez a tracé, à la suite de l’initiale D, les autres lettres de son patronyme.

Après la guerre, dans une lettre à Victor Brauner, Óscar Domínguez emploiera spontanément la formule « grand souvenir de l’avenir » pour qualifier l’œuvre et les tableaux prémonitoires d’un peintre dont il avait été lui-même l’instrument d’une énucléation fatale : « Ma visite à ton atelier, grand souvenir de l’avenir, et surtout grand soulagement, car on n’est pas tout seul dans le monde[9]. »

Revenons à la dernière livraison de Minotaure. André Breton y présente « Souvenir du Mexique », accompagné de magnifiques photos d’Alvarez Bravo. Une photo cadrant un atelier de cercueils pour enfants est ainsi commentée par Breton : « Le rapport de la lumière à l’ombre, de la pile de boîtes à l’échelle et à la grille et l’image poétiquement éclatante obtenue par l’introduction du pavillon de phonographe dans le cercueil inférieur sont supérieurement évocateurs de l’atmosphère sensible dans laquelle baigne tout le pays. » Décidément, le pavillon de gramophone peut convoquer la mort. Au Mexique, le photographe Alvarez Bravo dispose un pavillon dans un cercueil d’enfant. Tandis qu’à Paris, le peintre Domínguez fait entendre, aussi bien dans l’objet Jamais que dans le dessin Le Souvenir de l’avenir, le chant du cygne d’une femme plongeant dans un pavillon de phonographe.

La bifurcation de Marseille

Né le 8 décembre 1902 à Sagua la Grande, Wifredo Lam, qui est aussi prénommé Oscar de la Concepcion, passe son enfance et sa jeunesse à Cuba. Il vivra quinze ans de sa vie d’adulte surtout à Madrid puis quittera l’Espagne au printemps 1938 pour rejoindre Paris. Ce sera la rencontre « coup de foudre » avec Picasso qui reconnaîtra et intronisera Wifredo Lam comme peintre. Outre sa connivence avec Picasso, Lam se sentira vite à l’aise parmi les surréalistes. Il y a incontestablement un parallèle à faire entre Wifredo Lam et Óscar Domínguez, qui, né à La Laguna le 7 janvier 1906, quittera aussi son île lointaine, et résidera, à partir de 1929, beaucoup plus à Paris qu’aux Canaries. Entré dans le groupe surréaliste en septembre 1934, l’inventeur de la décalcomanie du désir aura des relations privilégiées avec André Breton. Justement, c’est à Marseille, durant l’hiver 1940-1941, qu’on mesure le mieux à quel point le surréaliste canarien est proche de Breton et à quel point le peintre cubain se sent devenir surréaliste. Au printemps 1940, Domínguez est chargé de la couverture du tirage de tête de l’Anthologie de l’humour noir. Au début de 1941, il revient à Wifredo Lam d’illustrer le poème Fata Morgana. Le plus surprenant est que Lam se saisit de l’occasion pour dessiner d’une toute nouvelle manière, véritable point de départ de son imaginaire et de son art surréaliste. De plus, Domínguez et Lam participent à la refondation du jeu de cartes, rebaptisé par les surréalistes jeu de Marseille. Le sort a voulu que les peintres natifs de l’île de Tenerife et de l’île de Cuba aient eu à dessiner les quatre étoiles noires du Rêve : l’As et le Mage Freud pour Domínguez, le Génie Lautréamont et la Sirène Alice pour Lam. Et l’étonnant, là encore, est que cette expérience est décisive pour Lam. Car on pressent, dans la carte Lautréamont, la jungle foisonnante, et dans la carte Alice, la femme-cheval en transe, deux des visions typiques de la peinture à venir de Lam.

Au fond, sachant qu’à Marseille, en 1941, les deux exilés Domínguez et Lam sont au cœur du groupe surréaliste, il faut nous interroger sur leur destin respectif. Pourquoi le premier sort-il du circuit surréaliste à la Libération et doute-t-il plus que jamais de lui-même pendant les années cinquante ? Pourquoi, au contraire, le second reste-t-il lié au groupe et continue-t-il à croire en sa bonne étoile ? Le retour pour Lam au pays natal, sur une terre épargnée par la guerre mondiale n’explique pas à lui seul l’extraordinaire fécondité de la peinture de Lam en 1942 et 1943. En ce qui concerne Domínguez, rien ne l’empêchait, en s’éloignant de Breton, de creuser son propre sillon et de continuer à affirmer sa singularité.

On pourrait aborder le problème sous un autre angle. Dans un premier temps, Picasso a été pour Lam un modèle indépassable. Ensuite, Picasso a adoubé son « neveu », l’élevant à l’ordre de la peinture. Mais à partir de 1941, Lam s’est engagé dans le giron surréaliste tout en inventant une peinture surnaturaliste des corps démembrés et en transe. Ce qui ne l’empêchera pas de conserver de bonnes relations avec Picasso. En revanche, entre Domínguez et Breton, les choses se passent un peu différemment. D’abord, Domínguez, qui vit à Paris, met quelques années avant de faire son entrée dans le groupe surréaliste. Ensuite de 1934 à 1941, les relations entre Domínguez et Breton sont au beau fixe, avec comme moments forts : 1. le voyage aux Canaries ; 2. la découverte d’une décalcomanie équivalant à la recherche du Point Sublime ; 3. le rôle dévolu à Domínguez, dans le rêve du 7 février 1937, de cameraman d’une peinture animée ; 4. la volonté du peintre canarien d’explorer le temps, aussi bien dans l’objet Jamais que dans sa théorie et sa pratique lithochronique. 5. enfin le jeu de Marseille qui témoigne du collagisme surréaliste.

Pourtant, en dépit de cette période faste, quelque chose de désaccordé, après Marseille, se produira entre Domínguez et Breton. Cela sera visible au retour de Breton à Paris. En effet, le 30 mai 1946, Domínguez s’inquiétera, Breton ne lui ayant pas fait signe. Il chargera alors Maud Bonneaud, son épouse depuis un an, de lui écrire pour une reprise de contact : « Mon cher André / Oscar m’a dit “ Toi que tu es dans la littérature ”, écris à André que nous attendons toujours son coup de téléphone. / Nous sommes en effet extrêmement impatients de vous revoir. Nous pensons que c’est important. Tant de bruits circulent, tant d’histoires ont été inventées, qu’Oscar tiendrait beaucoup à tirer cela au clair avec vous[10]. » Dans cette lettre, où Maud et Óscar expriment leur « très grande affection » à Breton et manifestent qu’ils seraient « tellement heureux » de le revoir, on perçoit une certaine gêne, pour ne pas dire une vive alarme. Quels pouvaient bien être les bruits et rumeurs autour d’Óscar Domínguez ? Il est difficile de le savoir. En revanche, ce qui pouvait avoir plus qu’irrité André Breton, c’est que Paul Éluard, en décembre 1943, et Georges Hugnet, en janvier 1945, avaient préfacé le catalogue d’une exposition Domínguez. Il paraissait alors peu pensable que le peintre canarien puisse être du côté de Breton tout en fréquentant ouvertement Paul Éluard et Georges Hugnet, devenus des adversaires du surréalisme.

Il est curieux aussi de constater une sorte de chassé-croisé entre Lam et Domínguez, au début des années quarante. Quand le premier s’émancipe de Picasso, le second semble vouloir l’élire comme modèle. Ce chassé-croisé n’empêche pas une certaine rencontre entre les deux peintres insulaires. Par exemple, il y a une prolifération de seins dans plusieurs dessins de Lam destinés à Fata Morgana comme dans le frontispice d’Au fil du vent et La Suicidée de Domínguez.  Ou encore, il y a une même figuration voluptueuse de femme renversée dans une gouache de Lam de 1942 et dans La Rêveuse, une toile de Domínguez de 1943. Bien entendu, les deux peintures ne sont pas superposables. Mais il reste que quand le cubain affirmera et cultivera sa singularité, le canarien aiguisera moins son génie et tâtonnera davantage.

L’émulation surréaliste manquera à Domínguez. En 1947, il ne pourra pas, dans le cadre de l’exposition internationale du surréalisme, honorer Lautréamont et élever un autel à la Chevelure de Falmer, comme le fera Lam.

Il y a un indice qui ne trompe pas. À Marseille, durant l’hiver 1940-1941, les surréalistes semblent sous le charme d’Hélène Holzer, la compagne de Wifredo Lam. Le jour de son anniversaire, le 19 janvier 1941, un petit carnet recueillera les hommages, entre autres, de Victor Brauner, Jacques Hérold et Óscar Domínguez mais aussi du couple Breton et de la petite Aube. André Breton, pour sa part, dédie « à sa très gracieuse amie Hélène Lam » un poème où elle incarne à la fois l’avenir et la durée[11]. Quant à Domínguez, outre une composition graphique, il écrit à « Helena » une dédicace, où, en une formule équivalant à un souvenir de l’avenir, il évoque une durée alchimique et millénaire, miroir et promesse de son affection : « El agua vieja de mil años que es mercurio sobre el cristal es al mismo tiempo, el espejo donde se reflejará mi afecto profundo por ti / Domínguez ». Si Hélène, pour Domínguez, comme pour Breton, représente l’image même de la permanence et de la grâce, il faut bien croire que sa présence constante auprès de Wifredo Lam à Marseille, puis à Cuba, aura des effets plus que vivifiants dans sa peinture supernaturaliste et inventive.

Sans forcer la comparaison avec Wifredo Lam, on peut s’interroger sur la vie passionnelle de Domínguez. Sous l’Occupation, quelles sont ses relations avec Roma, la pianiste juive, qui a fait le voyage aux Canaries et dont il a réalisé un portrait ?  Avec Marcelle Ferry, l’ancienne amie de Breton, dont il a été l’amant ? Avec Laurence Iché, dont il illustre Au fil du vent ? Et surtout, avec Maud Bonneaud, cette étudiante qui a côtoyé André Breton ? Nous avons déjà mentionné cette note sombre que semble refléter le dessin La Suicidée. Mais, à lire l’envoi, signé André Thirion, sur un exemplaire du Grand Ordinaire, édité en 1943 avec le renfort d’illustrations et d’eaux-fortes licencieuses de Domínguez, ce dernier aurait eu une telle appétence pour certaines douces colombes, que cela contrebalancerait chez lui toute propension au suicide: « Pour Óscar Domínguez, le Minotaure en frac, il apprivoise les colombes et après les avoir lâchées il les sacrifie à coups de revolver hexagonal ; il en broie les plumes, les yeux et les pattes dans un gros mortier avec son gros sexe, et il s’en repaît entre 10 h 35 et 11 h 45 du matin, avant l’heure du cinzano sans gin. En plus, nous préférons les illustrations au texte qui n’aurait jamais été publié sans ton obstination d’ivrogne ! Un soir que tu t’en prenais à une pauvre colombe turque, Oscar, cher canaque. / Ton ami, Thirion ». D’ailleurs, ces petites colombes ou ces cailles qui lui tomberaient rôties dans la bouche, on en trouve très précisément la trace dans « Œil-de-père », un poème de Robert Rius sur l’imagination, daté du 25 mai 1943 : « l’imagination cheval / celle qui / celle que  l’on rôtit / celle que Dominguez appelle petite colombe blanche »[12]. Bref, à cette époque, Domínguez était-il heureux ou même chanceux en amour ? Rien ne le dément, rien ne l’établit.

Une machine à écrire et à peindre

Après la guerre, il est de fait que Domínguez, en exil plus que jamais à Paris, et qui se tient aux côtés d’Éluard et de Picasso, a dit adieu à Breton. Or, de même que nous avons suggéré que le dessin d’avant le suicide, portant la mention « avec le souvenir de l’avenir », replongeait Domínguez dans une temporalité qui le rattachait à Breton, de même nous voudrions montrer qu’un phénomène analogue se produit chez Breton dans le dernier texte qu’il écrit sur la peinture et qui clôt d’ailleurs l’édition définitive du Surréalisme et la peinture. Le 7 février 1965, qui est tout de même le jour anniversaire du fameux rêve sur Domínguez, Breton signe une préface pour le catalogue de l’exposition Konrad Klapheck à la galerie Ileana Sonnabend. Dans une facture à la lisière de l’hyperréalisme, les tableaux de Klapheck déclinent toute une gamme de machines, tels que machines à écrire, machines à coudre[13], téléphones et sirènes, robinets et douches, embauchoirs, timbres de bicyclettes, toute une gamme qui, à l’exception près des siphons des tables de café ou des pavillons de phonographe, ressortit de la machinerie ou de la quincaillerie déjà peintes par Domínguez.

Pour exposer le problème de la machine, Breton fait flèche de tout bois. Frottant le Surmâle d’Alfred Jarry à La Science de l’amour de Charles Cros et à L’Ève future de Villiers, puis invoquant Freud et Havelock Ellis, il aboutit à la machine à coudre de Lautréamont. Autre perspective machinique, celle qui culmine dans La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Duchamp, en prenant appui sur les dessins mécaniques de Picabia ou de Dada. Surgit enfin, éblouissante et aguicheuse dans « son rôle de vamp », la machine à écrire, qu’André Breton présente ainsi : « Il n’y a pas si loin de la “pieuvre-machine à écrire” pour Jacques Vaché en 1917 à celle dont les touches “germent” dans telle toile de 1939 de Domínguez ; ici et là manifestement on garde trace de leur corps à corps avec leurs premières animatrices : “les belles sténodactylographes” chantées par Apollinaire. »

Alors que pour Klapheck[14], la machine à écrire, représentant le père, la politique et l’artiste, est de sexe mâle, pour Breton, au contraire, elle serait une vamp et elle conserverait la trace du corps à corps avec « les belles sténodactylographes », celles dont Guillaume Apollinaire, subjugué par l’affairement, les signaux sonores, les inscriptions, d’une rue industrielle de Paris, avait remarqué la présence, dans le poème « Zone » :

Les directeurs les ouvriers et les belles sténodactylographes

Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent

Quant à Jacques Vaché, il avait fait surgir, dans sa lettre à André Breton du 18 août 1917, l’image d’un dandy à monocle pourvu d’une « pieuvre-machine à écrire ». Et pour ce qui est enfin de la référence de Breton à Domínguez, sont concernées en fait deux toiles de 1938, ou bien La Machine à écrire, qui a pour motif une mécanique en décomposition, mi-végétale mi-animale, hérissée de touches déglinguées comme autant de tentacules, ou bien Souvenir de l’avenir, dont nous avons déjà parlé, avec sa machine à écrire un petit peu moins délabrée.

Pourquoi donc le 7 février 1965, Breton convoque-t-il la « pieuvre-machine à écrire » de Vaché, la machine à écrire aux touches germinatives de Domínguez et enfin les « belles sténodactylographes » d’Apollinaire ? Pour se faire une idée de cette vamp aux touches germinatives, il faut se situer en février 1928, en pleine séance de Recherches sur la sexualité. Voici les propos d’André Breton, indiquant à quel âge il eut sa première expérience sexuelle et quel en fut le déroulement : « 19 ans. Avec une jeune dactylographe de chez Underwood, qui habitait Aubervilliers (moi, Pantin). J’ai fait l’amour avec elle dans un hôtel de la rue de la Harpe. Je n’ai pas cessé toute la nuit d’être très tourmenté au sujet de mes possibilités physiques, bien que j’aie fait l’amour avec elle quatre fois. Impression merveilleuse néanmoins, mais le lendemain à 8 heures, crise d’appendicite violente nécessitant mon transport à l’hôpital ( ?)[15].  » Que révèle cette confidence ? Elle nous apprend au moins trois choses : 1. André Breton a eu sa première relation sexuelle, son premier corps à corps, avec une jeune dactylographe de chez Underwood, qui rappelons-le était une marque de machine à écrire. C’est donc sous le double signe de la machine écrire que Breton a éprouvé en 1915 ses premiers émois physiques ; 2. Il y a une étrange coïncidence entre le poème d’Apollinaire où « les belles sténodactylographes » passent dans la rue « quatre fois par jour » et le souvenir, rapporté par Breton, d’avoir fait, avec la jeune dactylographe, « quatre fois » l’amour durant la nuit ; 3. Sachant que le corps à corps avec la dactylographe a été merveilleux mais a tout de même déclenché une crise d’appendicite, on comprend que Breton à propos des machines de Klapheck, ait fait appel aux machines à écrire de Vaché et de Domínguez. Car, dans la « pieuvre-machine à écrire » de Jacques Vaché, on verrait assez bien le corps tentateur et peut-être insatiable de la jeune dactylographe, et dans la machine déglinguée aux touches germinatives de Domínguez on distinguerait, outre les semences répandues par le jeune poète, les chocs et les ébranlements mettant à rude épreuve jusqu’à la carcasse de sa machine désirante.

André Breton, à travers le trio Apollinaire, Vaché et Domínguez, aurait donc eu une réminiscence de ses premières étreintes avec la pieuvre dactylographe. Óscar Domínguez, avant le suicide, aurait eu, pour sa part, la réminiscence d’une machine à écrire germinative et d’un phonographe avaleur de femme. Au peintre comme au poète, la machine à écrire et le phonographe auront donc dévoilé un éros teinté de terreur.

Le peintre canarien était-il suicidaire ? Marcel Jean rapporte qu’un jour, Roma l’ayant quitté sans rien dire, il avait tenté de se pendre, mais sans succès, le clou auquel il avait accroché la corde ayant cédé[16] . La journaliste Mercedes Guillén, qui avait rendu visite à Domínguez, fin 1957, a raconté par la suite que le peintre lui avait laissé entendre qu’il allait se suicider. Il lui aurait aussi confié, qu’étant enfant, il avait eu envie de mourir, à la vue de sa petite cousine dans un cercueil de verre, sur le chemin du cimetière[17].

Force est de convenir que le suicide de Domínguez, dans la nuit du 31 décembre 1957, date ô combien symbolique, était prémédité. Nous avons insisté sur le dessin annonciateur de suicide qu’un coursier a remis à Maurice Hersaint le 31 décembre à 22 heures. Il est temps de révéler deux ultimes documents établissant, pour l’un, une volonté d’en finir avec la vie, et pour l’autre, un désir de suspendre cette décision à l’entrevue avec une femme, en l’occurrence avec Marcelle ou Lila Ferry, qui fut de 1936 à 1937 l’amante d’Óscar Domínguez, après avoir été d’ailleurs la compagne de Georges Hugnet, puis d’André Breton.

Sur un formulaire de télégramme, où ont été apposés, sans doute à l’aide d’un tampon, deux labyrinthes, on peut lire, écrit en gros caractères, de la main de Domínguez : « Bonne Année 1958 », suivi de sa signature. De plus, en marge du formulaire, est noté de la main de Marcelle Ferry : « Óscar m’avait adressé ce télégramme que je reçus après sa mort le 31 décembre 1957 / J’ai un remords[18] ».

La signification du labyrinthe ne fait pas de doute. Il s’agit du labyrinthe dans lequel était enfermé Óscar Domínguez, alias le Minotaure[19], à l’image d’ailleurs d’un tableau de 1950 intitulé Minotauro. Cependant, ces vœux de « Bonne Année 1958 », dont la teneur est plus qu’ambiguë, doivent être appréciés à la lumière d’un billet rédigé par Domínguez, à deux pas du domicile de Lila Ferry, très probablement le samedi 28 décembre 1957. Ce billet commence ainsi : « Dans le bistro du coin à 10 mètres de chez toi ». Puis vient l’objet du message – une demande pressante de rendez-vous : « Lila-c’est-la-vie. Voilà comme je t’appelais hier soir dans mes rêves… Je voudrais te parler et te voir. Je serai à la Rhumerie martiniquaise à 6 h. ce soir samedi. J’étais très malade, mais le Minotaure a vaincu tout, et je vous attends, avec toute l’amitié et l’intérêt de toujours. C’est-la-vie = Lila. Viens toujours / Óscar » Que s’en est-il suivi[20] ? Soit Lila Ferry a répondu à l’appel du Minotaure et n’a pas su apaiser ses angoisses, soit elle n’a pas voulu ou n’a pas pu aller au rendez-vous. Dans les deux cas, les vœux de bonne année du Minotaure auront un goût amer pour Marcelle Ferry, qui reconnaîtra avoir eu du remords.

Le 17 avril 1936, dans une période de passion violente et intense, Domínguez écrivait à Lila Ferry : « c’est toi qui me donne la force et l’envie de vivre. » Une semaine après, il évoquait le souvenir impérissable d’un amour d’enfance, celui de sa petite cousine morte à sept ans. Et il précisait que son amour pour Lila s’était substitué à celui de la petite fille : « C’est toi qui prends la place. » Ce qui voudrait dire que Lila Ferry, en 1936, condensait deux Lila : Lila-la-cousine-morte et Lila-c’est-la-vie.

Le 28 décembre 1957, Domínguez lance un appel au secours à Lila Ferry. Il espère rencontrer Lila-c’est-la-vie. Le 31 décembre, le Minotaure s’enferme dans son labyrinthe et confectionne deux souvenirs du futur, un dessin pour Maurice Hersaint et un télégramme de Bonne année 1958 pour Lila Ferry.

Georges Sebbag

Notes

[1] Ces faits nous sont connus grâce au témoignage de Claude Hersaint, qui aujourd’hui encore en est tout émue.

Ils m’ont été aimablement rapportés par Véronique Serrano du musée Cantini de Marseille, à qui j’avais demandé de joindre Madame Hersaint pour en préciser le détail.

[2] Curieusement, La Révolution surréaliste n° 7 du 15 juin 1926 reproduira L’Énigme de la fatalité sous le titre L’Angoissant voyage.

[3] En 1924, le Discours sur le peu de réalité est signalé « en préparation » dans Les Pas perdus puis dans le Manifeste du surréalisme. En juin 1927, il est indiqué « à paraître » dans l’Introduction au discours sur le peu de réalité.

[4] À notre connaissance, le dessin La Suicidée d’Óscar Domínguez a été reproduit pour la première fois en 1978 dans Le Cache-sexe des anges, Les Lèvres nues, Bruxelles.

[5] Gilbert Senecaut, L’Érection expérimentale, intr. Roger Vitrac, éd. L’Aiguille aimantée, Anvers, 1942. Selon l’auteur « l’érection expérimentale » définirait une  « nouvelle méthode pour l’insémination de la réalité ». En fait, G. Senecaut, mêlant allégrement psychologie et biologie, se livre à une parodie de la terminologie et de l’expérimentation scientifique.

[6] Óscar Domínguez, « La pétrification du temps », dans La Conquête du monde par l’image, les éditions de la Main à plume, Paris, 1942. Notons que ce texte, portant la seule signature de Domínguez a été écrit en collaboration avec Ernesto Sábato, comme l’a indiqué André Breton, en mai 1939, quand il en a fait une longue citation dans son article « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste » publié dans Minotaure n° 12-13. Cette longue citation couvrait en fait la seconde partie de « La pétrification du temps », mais à cette différence près que la citation de Breton s’achevait sur la phrase : « Le hasard objectif sera un élément très important dans le choix  des éléments à superposer », tandis qu’en 1942 cette  phrase se poursuit avec  le passage mentionnant les « langoustes empaillées » et le suicide de Marie-Louise. D’où cette interrogation : cet ultime passage, où apparaît le thème de la suicidée, figurait-il dans le manuscrit de 1939 consulté par Breton ou correspond-il à un ajout que Domínguez aurait introduit en 1942 ?

[7] Il nous faut signaler le tableau de 1939 de Frida Kahlo intitulé Le Suicide de Dorothy Hale, illustrant de façon dramatique le saut dans le vide de la jeune femme du haut d’un building de New York, le 21 octobre 1938. Domínguez a pu avoir connaissance de ce suicide qui avait touché de près Frida Kahlo.

[8] La thèse, selon laquelle Domínguez est hanté en 1942 par le suicide d’une femme pourrait trouver un renfort dans le frontispice d’Au fil du vent de Laurence Iché. Cette plaquette comprend huit illustrations de Domínguez, à savoir, la vignette de couverture (un œil ouvert, un œil fermé), le frontispice, et six vignettes courant dans le texte. Or le frontispice d’Au fil du vent, comme dans La Suicidée, représente une femme nue aux multiples seins. Surtout, comme cette femme nue ne semble avoir pour tête que le poignard qu’elle brandit, elle serait bien au bord du suicide. D’autre part, il est curieux de noter que ce quasi début d’Au fil du vent : « dans ta poitrine de phosphore / qui s’ouvre en un vent d’éventail / Le vent ce grand sculpteur d’érections uniques / dans le jeu de quilles des jours trébuchés », semble trouver un écho dans cette quasi fin de L’Érection expérimentale : « Mais il jouait aux quilles avec des seins / Mais les saints sont des hommes / Mais il fécondait une morgue ».

[9] Voir Victor Brauner, Écrits et correspondances, 1938-1948, éd. établie par Camille Morando et Sylvie Patry, Centre Pompidou, INHA, Paris, 2005, p. 184. Dans cette lettre non datée et accompagnée d’un dessin, on apprend  que Domínguez  fournit un peu de feuille d’or à Brauner. On a le sentiment, comme l’atteste la formule « grand souvenir de l’avenir », que les deux peintres partagent alors la même recherche bretonienne de l’or du temps. Il serait intéressant de pouvoir dater avec certitude cette lettre importante.

[10] Voir www.atelierandrebreton.com

[11] En voici quelques vers : « Dans la prochaine feuille du printemps / Il y aura deux  ailes pour Hélène […] Mais l’avenir est une chambre dans laquelle vous mettez  l’ordre des perles […] [une branche de corail qui] ne peut se diviser ni pâlir avec les années ». Voir Helena Benitez, Wifredo and Helena, My life with Wifredo Lam, 1939-1950, Acatos, Lausanne, 1999.

[12] Je remercie Rose-Hélène Iché de m’avoir signalé le poème « Œil-de-père » de Robert Rius.

[13] Rappelons que fut organisée à Berlin, au cours de la Grande Soirée Dada du 15 mai 1919, une course entre une couturière sur sa machine à coudre et une dactylographe sur sa machine à écrire.

[14] Voir dans le catalogue de l’exposition Konrad Klapheck (Galerie Ileana Sonnabend,  Paris, 1965), outre la préface d’André Breton, le texte de K. Klapheck intitulé « La machine et moi ».

[15] Archives du surréalisme, Recherches sur la sexualité, Janvier 1928 – août 1932, éd. José Pierre, Gallimard, Paris, 1990, p. 116-117.

[16] Voir Marcel Jean, Au galop dans le vent, éd. Jean-Pierre de Monza, Paris, 1991, p. 46-47. Cette tentative de suicide pourrait se situer en 1935.

[17] Voir Mercedes Guillén, Artistas españoles de la Escuala de París, Madrid, Taurus, 1960. Le passage sur Domínguez est repris dans le catalogue Óscar Domínguez, 1926-1957, CAAM, Canaries, à la rubrique Chronologie, établie par Emmanuel Guigon, p. 307-308.

[18] Ce document figure dans la correspondance d’Óscar Domínguez à Marcelle Ferry, que mon ami Dominique Rabourdin m’a permis de consulter.

[19] Ce surnom de Minotaure remonte au moins au début des années quarante, comme le signale la dédicace d’André Thirion, déjà citée, sur un exemplaire du Grand Ordinaire : « Pour Óscar Domínguez, le Minotaure en frac […] ».

[20] Une seule chose est certaine. Domínguez  a porté lui-même le message au domicile de Lila Ferry. En effet, on peut lire sur l’enveloppe contenant le billet : « Mme Lila Ferry / rue Bonaparte / E. V. »

 

Références

« Le souvenir de l’avenir », in Surrealismo Siglo 21, actes du colloque de l’université de La Laguna, sous la direction de Domingo-Luis Hernández, Santa Cruz de Tenerife, 2006. Traduit en espagnol dans la revue La Página (Santa Cruz de Tenerife), n° 64-65, 2006.

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