L’autruche Dada

Couverture Catalogue Dada , Centre Pompidou

Savant dosage d’aventure et de reportage, de géologie et d’anthropologie, L’Étoile du Sud de Jules Verne se déroule dans l’Afrique australe des années 1880. Ce roman qui a pour principal ressort l’amour que voue l’ingénieur des mines Cyprien Méré à la jeune Alice Watkins prend son envol avec l’entrée en scène du plus gros diamant du monde baptisé Étoile du Sud. Un diamant noir, qui surpasse en poids et en splendeur le fameux Koh-i-Noor et dont la soudaine disparition déclenchera toute une série de rebondissements. Dans ce régime de suspense intense, reste à savoir si le prodigieux diamant que Cyprien croit avoir fabriqué est vraiment artificiel. Au cours de ce récit tendre, cruel, énigmatique, atteignant parfois au merveilleux et au sublime, un singulier personnage ébranle les certitudes et trouble le cours du monde. Ce personnage a pour nom Dada, l’animal de compagnie de la jeune Alice. L’autruche Dada est le Dieu caché de L’Étoile du Sud.

Première évocation. Dès le début du roman, Alice conte à Cyprien les exploits de son autruche préférée : « Vous n’imagineriez jamais ce que Dada, mon autruche, a avalé ce matin […]. Ma bille d’ivoire à repriser les bas !… Oui ! ma bille d’ivoire !… Elle est de belle taille, […] et elle me venait en droite ligne du billard de New-Rush !… Eh bien cette gloutonne de Dada l’a avalée comme elle eût fait d’une pilule ! ».

Deuxième indice. Suivant les leçons de l’ingénieur Méré, Alice prend conscience de l’uniformité de la nature : « Quelle chose étrange ! dit miss Watkins. Ainsi ces buissons que voilà, l’herbe de ce pâturage, l’arbre qui nous abrite, la chair de mon autruche Dada, et moi-même, et vous, monsieur Méré, nous sommes en partie fait de charbon… comme les diamants ? Tout n’est donc que charbon en ce monde ? ».

Troisième occurrence. Comme Alice s’amuse à élever une douzaine d’autruches, on peut noter que Cyprien « aimait à caresser l’une des plus jolies du troupeau, une certaine autruche à tête noire, aux yeux d’or – précisément cette choyée Dada, qui venait d’avaler la bille d’ivoire […] ».

Quatrième signe. La course-poursuite entre deux « girafiers », un cavalier et un « autruchier ». Lors d’un fabuleux « steeple-chase », Cyprien et le Chinois, juchés chacun sur une girafe poursuivent l’affreux Annibal Pantalacci, qui pourchasse à bride abattue Matakit, le dévoué Cafre agrippé à son autruche.

"Jules Verne, L'Etoile du Sud"
« Jules Verne, L’Etoile du Sud »

Cinquième signal. Au vu d’Alice et surtout de son père, l’autruche Dada avale le précieux parchemin autorisant John Watkins à exploiter son Kopje, autrement dit sa mine de diamants. Armé d’un fusil, le père poursuit Dada, au désespoir d’Alice. Cyprien propose d’opérer Dada. Puisant dans le gésier de l’autruche, l’habile chirurgien décompte, outre  le parchemin, une bille d’ivoire, un bougeoir de cuivre, des pièces de monnaie, une clef, un peigne de corne et… l’Étoile du Sud.

Il n’y a pas de doute. L’autruche Dada de Jules Verne préfigure le mouvement Dada. Que fait l’autruche baptisée Dada par Alice Watkins ? Elle avale, absorbe, engloutit ce qui est sa portée. Elle s’empare sans scrupules de l’objet le plus anodin comme du plus précieux. Ne retrouve-t-on pas une même pulsion orale, une désinvolture égale, une cleptomanie analogue, un toupet similaire chez Ball, Huelsenbeck, Baader, Arp, Picabia ou Ribemont-Dessaignes ?  Le terme Dada n’est-il pas un mot attrape-tout ? Que d’objets disparates sont recyclés par Raoul Hausmann et Kurt Schwitters ! Et puis, « la pensée se fait dans la bouche », dixit Tristan Tzara.

Penchons-nous sur une réplique de la Deuxième Aventure céleste de M. Antipyrine, la pièce de Tristan Tzara représentée le 26 mai 1920 au Festival Dada et publiée aussitôt dans Littérature : « les pincettes chevalines / des sexes d’autruches saturés ». Outre la conjonction du cheval et de l’autruche, cette réplique prononcée par le bien nommé « Monsieur Absorption » – personnage interprété par Paul Éluard à la salle Gaveau – évoque la fringale de l’autruche Dada ou plutôt sa formidable appétence sexuelle.

La transition est toute trouvée. En 1924, Georges Ribemont-Dessaignes publie au Sans Pareil L’Autruche aux yeux clos, un roman dada d’aventure, de passion et de sexe. Dans L’Étoile du Sud, Cyprien Méré, épris d’Alice, a deux serviteurs dévoués, un Noir et un Chinois. De même, encouragé par le Noir et le Chinois, deux amis indéfectibles, Boy Hermes, le héros de L’Autruche aux yeux clos, tente par tous les moyens d’épouser l’insaisissable et brûlante Marie Azote, alias Lily Spirale, Lucy des Aveux, princesse Verbale, etc. Le titre du roman de Ribemont-Dessaignes est justifié par l’apparition, dans une Abyssinie artificielle, d’un « grand animal à la démarche incertaine » : « C’était une autruche à l’aspect mélancolique ; elle tournait la tête à droite et à gauche alternativement comme si elle considérait les divers points de l’horizon. Cependant ses yeux étaient fermés. Ses paupières bleues les voilaient et restaient immobiles. C’était une autruche aveugle. »

En fait, l’autruche aveugle mime l’indécision de l’indifférent Boy Hermes et de l’insatiable Marie Azote. Au début du roman, l’oiseau Non du désert du Mexique secouait la tête, avec l’air de dire non. Hermes et Azote optent pour la poétique dada, adoptent la politique de l’autruche. Ils crient non, se voilent la face et défendent le oui mordicus. Indifférence créatrice de Raoul Hausmann ou de Francis Picabia.

L’autruche Dada préfigure Dada. L’Étoile du Sud annonce aussi l’amour fou d’André Breton. Mais ceci est une autre histoire.

Georges Sebbag 

Références

Georges Sebbag, « L’autruche Dada », in catalogue Dada, (éd.) Laurent Le Bon, Centre Georges Pompidou, 2005 [figure à l’entrée « Autruche »].