Haute chute

Oubliés, dénigrés ou négligés, les mythes et légendes ont-ils la peau dure ? Hubert Haddad le pense puisqu’il rapporte une légende qu’il ne tient d’ailleurs que de lui-même. Le royaume d’Abencérade trône sur la montagne et le récit commence par la chute de Guilhem, héritier présomptif, qui s’est aventuré avec son chien jusqu’à des précipices interdits. Secouru par le vieil Isabey, conservateur d’une bibliothèque aux pages parfaitement lisses pour les consultants qui les palpent. Guilhem est soigné par ses sœurs et recouvre la vie. Ou plutôt, il découvre la vue. Dès lors crépitent de multiples questions. Guilhem a-t-il tenté de se suicider ? Était-il fou ? Voulait-il percer le mystère de la lumière – légende psalmodiée depuis l’enfance ? Cherchait-il à se délester d’un pouvoir encombrant ? Bravait-il l’interdit ? Est-ce la beauté ou l’amour qu’il convoitait, A-t-il entraîné son chien dans le gouffre ? Lançait-il un défi à la mort ? A-t-il bu un filtre en vue de délirer et d’halluciner ? La ville sans miroir entre dans la légende car le geste inaugural de la chute accidentelle ou volontaire de Guilhem, cet Icare ailé d’abîme, modifie de fond en comble l’économie politique du royaume d’Abencérade et surtout la disposition des organes des sens de notre héros. On pourrait poursuivre le récit en faisant appel à des philosophes de la vision comme Platon ou Berkeley, mais Hubert Haddad ne croit pas que l’initiation philosophique rende les hommes clairvoyants. Seul L’aveugle d’élite, exceptionnellement, devient voyant. À ses risques et périls. C’est pourquoi, après maintes péripéties, Guilhem, follement attaché à sa sœur Lamia, n’a d’autre ressource que de quitter son royaume, cette ville dissonante où les chiens tiennent toujours leur maître en laisse.

L’art de La ville sans miroir est de proposer une prose lisse et légendaire, d’inventer des dialogues, des visions et un vocabulaire compossibles. Alors que la réalité décrite est rugueuse, chaotique, jonchée de cadavres, ce livre est un chant qui apaise la peine, une prière qui ne recule pas devant la mort, un poème qui déjoue l’éparpillement des mots.

La mort hante littéralement tous les écrits de Hubert Haddad. Grâce à son style uni et lapidaire, La ville sans miroir surmonte certaines de nos équivoques face à la mort. Il n’est pas raisonnable de l’appréhender médicalement en se cramponnant aux prouesses des objets techniques. L’imagination ne doit pas succomber à un déferlement spectaculaire d’images violentes. Il semble vain de vouloir ressusciter la vie communautaire afin de se recueillir devant l’agonisant. Par contre, le recours à la légende permet d’avancer que de même que l’immortalité est mortelle, de même l’éclat de tel ou tel instant brille encore à nos yeux. C’est une affaire d’art, de légende, de littérature.

Hubert Haddad, comme Proust ou d’autres écrivains, montre que la mort est à l’œuvre dans la vie. Nous mourons à nous-mêmes chaque jour, en particulier quand nous sommes incapables de maîtriser un tant soit peu les signes de la littérature, de les grouper, les modeler, les regarder en face. Car les livres s’évanouissent et se délient vite, faute d’un seul lecteur à l’œil vif. Des pages surchargées paraissent affreusement vides ou lisses à qui ne les embrasse pas ardemment de son regard.

Le livre n’a pas une existence historique mais légendaire.

Georges Sebbag

Note

Hubert Haddad, La ville sans miroir, Albin Michel.

Références

« Haute chute », Le Fou parle, revue d’art et d’humeur, n° 29-30, novembre 1984.