Défense populaire et luttes écologiques

La guerre pure, cette expression frappée dans un acier spécial, Paul Virilio en fait la clef de Défense populaire et luttes écologiques. La guerre pure n’est ni une guerre propre, ni une guerre juste. C’est la puissance, au sens d’Aristote, qui ne manque pas de passer aux actes. On a encore en mémoire le fameux développement des forces productives. Virilio repère un autre mouvement dont l’accélération est encore moins métaphorique que chez Marx ; c’est la vitesse pure de la guerre, de l’armée, des armements. Sans doute à des époques plus reculées s’agissait-il d’une vitesse de croisière, mais aujourd’hui le calcul optimal de la vitesse en fait le moteur immobile de l’histoire. D’où une course à la puissance, à la dissuasion, à la destruction. Le modèle de la destruction c’est l’assaut, le feu guerrier : sacrifice pour rien, suicide collectif automatique. Le militaire est le plus prompt à tirer, à exécuter mais aussi à commander, organiser, connecter et prévoir. Mieux, il se laisse couler dans les structures modernes de police, de gestion et d’animation. L’appareil armé s’est mis en place, et seul un témoin égaré, comme Virilio, le remarque. L’appareil armé tient des sociétés entières dans ses mailles. Exemple : la panne d’électricité du 19 décembre 1978, sur toute la France.

Le militaire est un contrôleur « tout électrique », pour tous terrains et par tous les temps. C’est le meilleur ordonnateur, décideur, fonceur, querelleur parce qu’il est possédé par la vitesse. Omniprésent, il se déploie dans l’instant, aménage le temps, règle le futur, en cette longue période de non-bataille mondiale. La guerre étant le métal le plus conducteur, tous les réseaux informatisés, spécialisés, technicisés, moralisés passent par la vitesse guerrière, la vitesse logistique. L’armée roule pour nous, nous porte dans son cœur absent, nous transporte indéfiniment. Elle conduit les groupes désocialisés, les provoque, les mobilise, les fait circuler, leur fait passer le temps, leur fait perdre du temps. Comme si les énergies humaines étaient bonnes à implorer sur place ou à se volatiliser un peu partout. Force aveugle de la guerre pure.

Face à ses outrances que peut le peuple, que peuvent les gens, les civils ? Nous assistons à notre défaite, en direct ou en différé. Nous ne songeons plus à nous défendre, la partie semble perdue. Exemples de défaites civiles : les populations souterraines durant la guerre au Vietnam, mais aussi les trains de déportations, les migrations de travailleurs, les tourismes banalisés, sans oublier les déplacements terroristes. Paul Virilio constate en particulier l’effondrement de certains points d’appui de la socialité : la famille, les femmes. Quelle parade offrir à la technostructure armée ? Nous qui sommes dissociés, délocalisés, pouvons-nous riposter ? On ne nous menace plus de perdre la vie, on perfectionne notre droit à mourir, on annihile toute notre envie. Où est notre instinct de défense ? Possédons-nous l’intelligence du temps, qui nous permettrait de rivaliser avec l’appareil militaire ?

Nos haines et nos amours semblent superficielles. Tantôt nous ironisons sur l’armée et ses soldats, sur la discipline, la hiérarchie, la bêtise. Tantôt nous nous jetons dans la gueule du loup en acceptant la doctrine de la sécurité qui fait de nous des otages soumis à tous les chantages. Nos idées et nos mœurs voguent au gré de l’actualité. Le guerrier, même borné, a la vue plus perçante et l’esprit plus retors. Nous faisons trop confiance à la manne du présent. Jamais l’imagination n’a fait autant défaut à des citoyens consommateurs, serviteurs, divertis ou convertis à leurs dépens.

Et, sur le front de la culture, la guerre pure dépose un baiser brûlant. Baiser pour raviver les souvenirs : les beaux morts font de beaux restes. Les poètes et les philosophes maudits servent toutes causes. Ils se répandent sur les ondes, dans tous les pays. Occidentalisation sans oxydation. Vedettes politiques, autorités intellectuelles, réserves d’idées à déformer, à désosser, à dépouiller (Tiers-Monde dépouillé de ses matières physiques, Occident dépouillé de sa matière grise). Message universel de Marx, Rimbaud, Nietzsche, Freud ? Absolument pas ! Universalité des moyens de diffusion, d’intoxication. On bourre le crâne des petits Chinois et des petits beaucerons avec ce qu’on trouve de mieux. Curieuse fin de siècle où, mis à part quelques pitres, tout penseur individuel s’avance obligatoirement masqué. D’où la terrifiante culture de l’anonymat, du ressassement et de la propagande. Ni japonaise, ni américaine, ni arabe, mais culture qui fait feu sur tout ce qui bouge !

La guerre pure nous touche par tous les pores. Et gageons qu’il n’y a pas une réplique purement militaire à la guerre pure.

Georges Sebbag

Note

Paul Virilio, Défense populaire et luttes écologiques, éd. Galilée.

Références

« Défense populaire et luttes écologiques », Le Fou parle, revue d’art et d’humeur, n° 11, décembre 1979.